En Occident, quand on parle de poète rebelle avant le tumultueux XXe siècle, on évoque volontiers Byron (1788-1824), héros tenaillé par le mal de vivre. Au Vietnam, nous pensons à Cao Ba Quat, contemporain de Byron.
Byron incarne un romantisme fait d’orgueil, de révolte contre l’hypocrisie de la morale conventionnelle, de violence et de provocation, de cynisme et d’idéalisme. Cao Ba Quat (1809-1853) devait trouver la mort en dirigeant une insurrection paysanne contre la cour royale de Huê, alors que le poète anglais avait péri parmi les insurgés grecs combattant pour l’indépendance de leur pays. Là s’arrête tout rapprochement entre eux. Ils appartiennent à deux moments de l’histoire, à deux cultures, la culture vietnamienne dominée par le sens communautaire et la culture occidentale essentiellement individualiste.
Un poète au feu sacré
Licencié ès humanités à l’âge de 23 ans, Cao Ba Quat a connu une carrière mandarinale difficile et mouvementée. Désigné censeur à un concours mandarinal, il est condamné à mort pour avoir voulu repêcher des candidats méritants injustement accusés de crime de lèse-majesté. Gracié, il passe plusieurs années en prison, torturé comme un criminel. Libéré, il sert dans une mission commerciale nationale en Indonésie et au Cambodge. Il a l’occasion de voir de près les Occidentaux, en particulier les Anglais, de réaliser leur entreprise coloniale et de leur donner un avertissement.
Cao Ba Quat était considéré par ses contemporains comme un «poète au feu sacré». Une partie de ses œuvres a été détruite ou dispersée après l’échec de son insurrection. On a pu recenser aujourd’hui plus de 1.300 poèmes et plus de 20 textes en prose de son écriture. La poésie de Cao Ba Quat traite des sujets variés. Paysages, méditations sur la vie, histoire, poèmes de prison. On y découvre un coeur fier, sensible à la beauté de la nature et à la misère du peuple, dégoûté de la scolastique de l’époque, rêvant de remplacer la monarchie décadente des Nguyên par une monarchie éclairée.
En un temps où le ritualisme confucéen régnait et que la pouvoir royal exigeait une obéissance et un respect sans bornes, Cao Ba Quat avait osé écrire ces vers :
«Ma vie durant, je ne me suis jamais incliné
Que devant les fleurs de prunier»
Nous donnons ci-dessous une sélection de poèmes de Cao Ba Quat (traduction française de l’Anthologie de la littérature vietnamienne, quatre volumes, publiée sous la direction de Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Éditions de langues étrangères de Hanoi).
Le chant du fouet
(Đẳng tiên ca)
Après le 15e jour du 9e mois, les chaleurs sont tombées
Au matin, le soleil terni ne bataille, reste assis sur un lit cassé
Le vent froid battant ses haillons
Un agent du ministère s’en vient, tonitruant
L’appelle, le presse d’aller au prétoire
Carcan au cou, turban ; tunique en désordre
Je le suis à pas rapides
Au portail, deux gardes m’escortent de près
Les gens de la capitale, perplexes, m’entourent comme une muraille
Des mandarins assis en rang, un scribe au bout
Les engins de torture sont tous là, bien en vue
Un rotin énorme, d’une longueur démesurée
Couleur pourpre, on le plie, il se redresse aussitôt
Le prisonnier s’allonge, livide de peur
Tournant la tête, effaré, comme un agneau en détresse
Bras et jambes raides, les yeux obscurcis
C’était après la pluie, l’humidité pénètre jusqu’à la vessie
La question a trop duré, il ne sait plus que gémir
En appeler au Ciel, protester de son innocence
Le mandarin juge tonne, sa voix fait trembler le prétoire
Le fouet virevolte, lançant des éclairs
Le fouet se lève, dragon s’abattant sur un étang
Il s’arrête, c’est de l’eau froide qu’on ajoute à une chaudière bouillante
Les attaches ne bougent d’un pouce
Les gémissements emplissent les corridors
Hélas, sur le rameau de camélia en plein printemps
L’orage s’est abattu, détruisant corolle et parfum
L’ombre commençait à s’étendre
Sur le prétoire, perlent des gouttes de rosée (1)
Le fouet s’arrête, sa colère calmée
Je me lève, mains jointes, les entrailles ramollies
Servitude, honneurs, c’est le destin, le lot commun
Je suis comme les autres, pourquoi dois-je souffrir ?
Ma dette envers la patrie, la famille, n’est point payée
Je ne saurais mourir pour un peu de littérature !
O fouet de rotin, ne vois-tu pas
Au Sud de la Rivière de la vertu, sur la colline de la lune (2)
Poussent un pin et un sapin à moitié morts
Ils tiennent toujours debout, bravant l’hiver qu’un maître menuisier en sache le prix
Et les saponaires, camphriers paraissent bien vulgaires
Pourquoi avoir le cœur de les sacrifier !
Amertume
(Kỷ hạn)
La vie durant, l’appât des honneurs m’a enchaîné
Voici que la nostalgie me saisit encore
L’habitude en est prise, hélas
Nous nous sommes compris, qu’y faire ?
La rosée perle sur les fleurs, larmes des jours d’antan
Un cri d’oiseau dans le vent, comme l’appel d’un ami lointain
Les feuilles d’automne tombent sans fin, au rythme de mes pensées
Je ne saurais remplir la ville de mes soupirs.
Dans la nuit
(Độc dạ cảm hoài)
La nuit décline, la crue a débordé
Le froid a chassé l’automne
Mes yeux s’usent à suivre le fil des jours
Entre terre et ciel, un poète gît en prison
Appuyé sur l’oreiller, je regarde mon épée qui traîne
À la lueur de la lampe, je scrute ma veste en haillons
Toujours plein de force et d’ardeur
Je reste ici cloîtré, ne pouvant dire mot.
(À suivre)
HUU NGOC/CVN